vendredi 23 décembre 2016

Comprendre la géopolitique russe – Entre encerclement et dégagement

(rédigé par Olivier Lancelot) 

Introduction

Dans l’article précédent des Clés de l’Est (disponible ici ! ), Arno Zaglia mettait l’accent sur l’application de la théorie du Rimland aux géopolitiques américaines et russo-soviétiques. Ainsi, il avait pu mettre en évidence que l’Empire russe, l’Union soviétique et la Fédération de Russie correspondent approximativement au Heartland et interviennent de nombreuses fois plus ou moins directement dans le Rimland en vue d’obtenir un accès aux « mers chaudes », libres de glaces en permanence.

Dans cet article, il sera davantage question de mettre l’accent sur une approche plus concrète de la géopolitique russe, en abordant les stratégies géopolitiques mises en œuvre, les fondements psychologiques et la perspective historique.

Avant de commencer, un aspect psychologique eut un impact indélébile sur la culture et la géopolitique russes. Il s’agit du sentiment d’une menace imminente sur les centres vitaux de la Russie. Cet élément puise son essence dans les multiples invasions qu’eurent à subir les territoires russes, parfois jusqu’à Moscou. La première de ces invasions remonte au XIII° siècle et fut un cataclysme qui marqua définitivement la culture, les mentalités et la géopolitique russes.
Empire mongol en 1300, dont Horde d'Or en jaune. Source : Wikipedia.

La constitution d’un glacis protecteur pour éloigner le danger imminent

Au cours du XIII° siècle, les Tartares (ou Turco-Mongols[1]) envahirent et transformèrent la plupart des principautés russes en vassaux de la Horde d’Or « arrêtant ainsi pendant deux siècles le[ur] développement[2] » et les isolant des grandes évolutions en cours dans le reste de l’Europe au profit d’une orientation vers l’Est[3]. Cet événement marqua et continue de marquer les mentalités russes quant à leur identité : « Sommes-nous Européens ou devons-nous suivre notre propre voie ? ». Autant dire que ce questionnement ancestral tiraille énormément le pouvoir russe qui tente un arbitrage fluctuant entre ces deux conceptions.

Suite à ce traumatisme psycho-culturel, dès 1480, Ivan III remis en cause la suzeraineté mongole sur la Moscovie et entama l’unification des principautés russes. En 1533, Ivan IV le Terrible, premier tsar de toutes les Russies, entama une politique expansionniste afin de former un glacis territorial protecteur qui éloignera les menaces, notamment la Pologne, la Suède mais surtout les Khanats tatars, lesquelles sont parfois annexés (Kazan et Astrakhan). Cette politique expansionniste se poursuivra jusqu’en 2014 avec l’annexion de la Crimée.

Source : Wikipedia.
« Ouverte à tous vents aux invasions[4] [5] », la formation d’un glacis territorial protecteur s’avérait vital pour la survie de l’État russe. Cette politique conduisit le Kremlin à rechercher des « frontières naturelles sûres[6] », comme le fleuve Amour, la mer Baltique ainsi que les montagnes du Caucase, des Carpates ou du Tien Shan, par exemple. Ainsi, l’Empire russe, puis l’Union soviétique étaient parvenues à établir leurs frontières sur des barrières naturelles éloignées, ce qui permit la constitution d’un confortable « glacis territorial permettant de maintenir ses centres vitaux à l’abri des diverses menaces[7] ».

Suite à l’implosion soviétique entre 1989 et 1991, la Russie perdit son glacis protecteur et la plupart de ses « frontières naturelles » sûres. En réaction, la Russie mit alors en place un nouveau concept géopolitique : l’ « Étranger proche[8] ». Celui-ci représente un espace géographique incluant les anciennes républiques soviétiques, à l’exception des États baltes déjà pro-Occidentaux.

Cet « Étranger proche » correspondant au Heartland, la Russie y utilisa tous les moyens à sa disposition dans le but d’y maintenir une sphère d’influence, à défaut d’un glacis protecteur. Outre les dépendances économiques, culturelles et politiques, la Russie maintient encore de nos jours une présence militaire dans différents États plus ou moins proches de Moscou (Biélorussie, Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan) ainsi que dans des régions séparatistes au sein des États souhaitant se rapprocher de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN). Ainsi, la Russie est également présente militairement en Transnistrie (Moldavie), en Abkhazie, en Ossétie du Sud (Géorgie) et en Crimée (Ukraine).

N’arrangeant pas ce désastre géopolitique et psychologique pour Moscou, les anciens alliés de l’Union soviétique au sein du Pacte de Varsovie (Bloc de l’Est) rejoignirent l’OTAN entre 1990 et 2009. Au sein de l’espace post-soviétique, seuls, les États baltes l’auront alors rejoints en 2004. Néanmoins, en avril 2008, lors du sommet de Bucarest, l’OTAN donna un signal aux anciennes républiques soviétiques en déclarant que l’Ukraine et la Géorgie avaient pour vocation de rejoindre l’Organisation à terme[9].

En réaction, en août 2008, la Russie intervint militairement en Géorgie et lui arracha officiellement les régions de facto déjà indépendantes : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Plus tard, en 2013-2014, la guerre civile ukrainienne consécutive aux événements entourant le traité d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, engendra l’annexion de la Crimée par la Russie et la sécession des Oblasts de Lougansk et de Donetsk, soutenus par Moscou.

La quête d’accès aux « mers chaudes » pour se désenclaver

L’annexion de la Crimée en 2014 n’avait pas pour seul objectif de maintenir l’Ukraine hors de l’OTAN et de l’Union européenne. Cette annexion permettait également à la Russie de conserver l’importante base navale de Sébastopol, qui donne accès à la mer Noire, qui débouche, elle-même, sur la mer Méditerranée, une mer dépourvue de glaces même en hiver. Cet événement s’inscrit dans une stratégie géopolitique datant de la fin du XVII° siècle.

Ainsi, parallèlement à la constitution d’un glacis territorial protecteur, dès le règne de Pierre le Grand (1682-1725), la Russie commença à mener des stratégies en vue d’obtenir un accès aux « mers chaudes », comme les mers Noire et Méditerranée, l’océan indien ou le golfe Persique, par exemple. « Vieux rêve impérial[10] », la Russie cherche encore cet accès aux « mers chaudes » en vue d’avoir accès au commerce maritime international et de pouvoir projeter sa puissance navale[11].

Source : Wikipedia.
Concrètement, cette politique expansionniste incita la Russie à intervenir directement ou indirectement à plusieurs reprises dans le Rimland, notamment en Perse[12], en Afghanistan et dans le Turkestan oriental[13] où les Russes entrèrent en contact avec les Britanniques poussant leur influence vers le Nord[14]. Poursuivant la logique, Moscou se revendiquant comme étant la « Troisième Rome »[15], l’Empire russe utilisa régulièrement le prétexte de la défense des chrétiens orthodoxes pour intervenir dans les Balkans et en Méditerranée orientale dans l’optique d’obtenir des concessions de la part de l’Empire ottoman en vue d’avoir accès aux « mers chaudes ».

Plus proche de nous, on la retrouve notamment dans l’actualité au Proche-Orient. Afin de maintenir sa présence en Méditerranée orientale, la Russie soutient, depuis l’implosion soviétique, le régime baasiste en Syrie, où elle dispose de sa seule base militaire hors de l’espace post-soviétique tandis que, dans l’optique d’accéder plus aisément à l’océan Indien, Moscou poursuit son rapprochement avec l’Iran. Dans ce contexte, l’engagement russe dans la lutte contre les combattants de l’État islamique prend tout son sens[16].

Conclusion

Pour conclure, il est intéressant de constater que, encore de nos jours, la Russie se sent menacée et encerclée, notamment par l’OTAN qui est présente en Europe, en Afghanistan et en Amérique du Nord. Pour cette raison, dans l’optique de maintenir ses centres névralgiques à l’écart de toute menace, la Russie tente de maintenir sa présence et son influence dans son « Étranger proche ». A défaut d’un glacis territorial protecteur, mieux vaut, selon Moscou, une sphère d’influence ou le maintien d’États-tampons.

Source : Sputnik.
A cette fin, le Kremlin dispose de plusieurs atouts. Son influence culturelle, politique, militaire, diplomatique et économique sont autant de carte que la Russie peut abattre pour empêcher un État post-soviétique de trop se rapprocher de l’OTAN ou des États-Unis. Dans les cas les plus extrêmes, Moscou n’hésitera pas à abattre sa carte énergétique en coupant les livraisons de gaz (comme ce fut le cas pour l’Ukraine) ou en intervenant dans les nombreux conflits séparatistes présents dans l’espace post-soviétique (en Moldavie, en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Ukraine).

Enfin, cette volonté de conserver son influence au sein l’ancienne Union soviétique fait partie d’une politique visant à restaurer la Russie en tant que superpuissance capable de rivaliser militairement et stratégiquement avec les États-Unis. Par ailleurs, c’est dans ce cadre que la Russie a lancé un ambitieux plan de modernisation des forces armées russes[17] dont on a pu voir pour partie les progrès lors du défilé militaire du Jour de la Victoire ce 9 mai dernier, célébrant la fin de la Grande Guerre patriotique contre l’Allemagne nazie…

Notes et références en bas de page :
[1] Les Tartares incluent donc des populations mongoles et turques auxquelles on ajoute les populations toungouses. 
[2] CORDIER Henri, « L’invasion mongole au Moyen-Âge et ses conséquences », Institut de France, [en ligne], 1914, [http://14-18.institut-de-france.fr/1914-discours-henri-cordier.php], (consulté le 23/12/16). 
[3] PEYNICHOU Céline, « Russie-Chine : l’histoire sous le joug mongol », Asialyst, [en ligne], 2016, [https://asialyst.com/fr/2016/06/29/russie-chine-l-histoire-sous-le-joug-mongol/], (consulté le 23/12/16). 
[4] MIGAULT Philippe, « Géopolitique de la Russie : Facteurs de puissance et de vulnérabilité », Observatoire stratégique et économique de l’espace post-soviétique, 2015, p2. 
[5] Comme le démontreront encore les invasions françaises (Napoléon) et allemandes (Guillaume II et Hitler). 
[6] MENDRAS Marie, Russie, l'envers du pouvoir, Paris: Éditions Odile Jacob, 2008, p21. 
[7] MIGAULT Philippe, op.cit., p2. 
[8] « Étranger proche et CEI », Géoconfluences, [en ligne], 2007, [http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/etranger-proche-et-cei], (consulté le 22/12/16). 
[9] « Déclaration du Sommet de Bucarest », Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, [en ligne], 2008, [http://www.nato.int/docu/pr/2008/p08-049f.html], (consulté le 22/12/16). 
[10] NABLI Béligh, « Le « retour » de la puissance russe en Méditerranée », Institut de Relations Internationales et Stratégiques, [en ligne], 2015, [http://www.iris-france.org/65829-le-retour-de-la-puissance-russe-en-mediterranee/], (consulté le 22/12/16). 
[11] Ibidem. 
[12] Ancien nom de l'Iran. 
[13] Ancien nom du Xinjiang, région autonome de la Chine. 
[14] Voir le concept du « Grand Jeu » qui opposa en Asie centrale l’Empire russe à l’Empire britannique au XIX° siècle. 
[15] Suite à la chute de Constantinople (la « Nouvelle Rome ») en 1453 aux mains des Turcs ottomans. 
[16] NABLI Béligh, op.cit. 
[17] Ce plan de modernisation fera l'objet d'un ou plusieurs prochains articles.

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