vendredi 9 décembre 2016

Les enjeux du Rimland

(Rédigé par Arno Zaglia, corrigé et complété par Olivier Lancelot le 09/12/16 à 22h53)
 
Introduction

Alors que l’Empire russe était tombé dans les affres de la Révolution bolchevique (1917) et de la Guerre civile qui en découla, le Britannique Halford Mackinder déclara en 1919 que « quiconque contrôlait l’Europe de l’Est contrôlait le Heartland, que quiconque contrôlait le Heartland contrôlait l’île Monde, et qui quiconque contrôlait l’île Monde contrôlait le monde ».

Le Heartland correspondant approximativement aux territoires ayant appartenu au défunt Empire russe, la théorie se voulait une explication de la faiblesse de la Russie sur son flanc occidental, dépourvu de réelles défenses naturelles, ce qui avait permis aux Polonais, Suédois, Français par le passé, puis aux Austro-hongrois et aux Allemands durant la Première Guerre mondiale de progresser en profondeur dans le territoire russe, parfois jusque Moscou.

Quelques années plus tard, l’Américain Nicholas Spykman revisita la théorie du Heartland de Mackinder en s’inspirant des travaux d’Alfred Mahan (père de la doctrine navale américaine) et des rivalités russo-britanniques du XIX° siècle (le « Grand Jeu »). A l’époque, alors fermement établi dans le sous-continent indien, l’Empire britannique, puissance maritime et commerciale, craignait la progression de l’Empire russe, puissance continentale et militaire qui s’étendait en direction du Sud au gré de ses conquêtes vers les mers dîtes « chaudes », dégagées de glaces. Dans le cadre du « Grand Jeu », leurs expansionnismes respectifs s’opposèrent à plusieurs reprises en Asie, notamment en Chine, en Iran et en Afghanistan.

Le Rimland 

En 1938, suite à la modification de la théorie de Mackinder, il déclara que « quiconque contrôlait le Rimland contrôlait le Heartland, et quiconque contrôlait le Heartland contrôlait le monde ». Ainsi, contrairement à Mackinder qui établissait le Heartland comme le pivot du monde, Spykman plaça la zone pivot sur le Rimland, un « croissant intérieur » qui entourait le Heartland (voir carte). 

Source : Jacek Bartosiak (Youtube)
Si les deux géopoliticiens n'avaient pas les mêmes réponses, ils partageaient les mêmes préoccupations, à savoir les prétentions hégémoniques des puissances continentales et le contrôle des mers, vital pour la survie et le commerce non seulement de l'Empire britannique mais également des États-Unis.

A l’aube de la Guerre froide, Soviétiques et Américains (les Britanniques étant alors hors-jeu du fait de la décolonisation : perte de l’Empire des Indes en 1947 notamment) convoitèrent le Rimland pour différentes raisons.

La géopolitique russo-soviétique

Du côté russo-soviétique, Moscou a, depuis le XVIII° siècle, toujours convoité les territoires donnant accès aux mers « chaudes », dégagées de glaces, du fait de son isolation géo-climatique. Encore de nos jours, le climat rigoureux interrompt ou ralentit le trafic maritime ou fluvial pendant plusieurs mois, ce qui pénalise le développement économique, gage de la stabilité politique. L'annexion de la Crimée par la Russie répondait à cette double crainte.

Dans un premier temps, la perte de la base navale de Sébastopol aurait entraîné une insécurité de l’accès de la Russie à la mer Noire, les autres ports russes de la région étant moins développés. Dans un second temps, un retrait russe de la péninsule criméenne aurait entraîné une extension vers l’Est de l'Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) qui se serait élargi à l’Ukraine. Dans ce contexte, menacée sur son flanc occidental, la Russie se rapproche également de pays du Sud comme la Syrie, l'Iran et l'Inde dans le but non seulement de contrebalancer la menace de l'OTAN mais également d'accéder à la mer Méditerranée et à l'océan Indien, des mers « chaudes ».

Pour Alexandre Douguine, géopoliticien russe et penseur du néo-eurasisme[1], la Russie est le pivot du monde et il ne lui reste plus qu'à contrôler le « croissant intérieur », le Rimland, dans le but de contrôler les îles extérieures et ainsi isoler les États-Unis. Le concept géopolitique de Douguine ne semble pas être tombé dans l'oreille d'un sourd, aussi bien au gouvernement russe que dans les cercles de l'OTAN...

La géopolitique américaine

Du côté américain, les leçons tirées du « Grand Jeu » et des deux guerres mondiales ont, depuis 1944-1945, fait craindre des prétentions hégémoniques continentales du Heartland, qui coïncidait alors avec l’Union soviétique, puis la Fédération de Russie. En effet, ayant rompu avec leur traditionnel isolationnisme, si les Américains souhaitaient assurer le contrôle des voies de ravitaillement et empêcher la progression des Soviétiques, puis des Russes vers les îles périphériques (Amériques, Océanie, Japon), ils devaient intervenir régulièrement dans le Rimland en vue de tenter de le stabiliser et d’isoler progressivement l'Union soviétique. La politique américaine du Containment était née.

En effet, le début de la Guerre froide a vu la création de l'OTAN pour l'Europe, de l'Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) pour le Sud-Est asiatique et le Pacte de Bagdad pour le Moyen-Orient, ce qui permit de maintenir une influence/présence américaine sur place et ainsi protéger le Rimland des puissances continentales qu'étaient l'Union soviétique et, dans une moindre mesure, la République populaire de Chine. Par ailleurs, ces derniers mois, la présence et les manœuvres de l'OTAN n'ont pour but que de dissuader Moscou de vouloir restaurer sa grandeur passée. 

Si les États-Unis sont une puissance maritime, ils disposent de l'avantage du mur océanique pour ralentir ou empêcher toutes les invasions. Cependant, les Américains sont également dépendants de cet océan qui leur permet de se ravitailler ou d'ancrer leurs navires aussi bien militaires que marchands.

Le Rimland, une zone de crise

Pivot mondial ou non, selon les théoriciens de la géopolitique, le Rimland semble être un concept incontournable convoité par les puissances maritimes et continentales. Il est à la fois la porte d'entrée aux riches terres d'Eurasie mais aussi le point d’accès aux mers « chaudes ». Pour la Fédération de Russie, cette porte est actuellement grande ouverte pour pouvoir accéder aux mers « chaudes » et ainsi compromettre la politique étrangère américaine ; pour les États-Unis et le Rimland lui-même, cette porte doit rester fermée à tout prix pour empêcher le Heartland de conquérir le monde[2] (Géorgie 2008 et Ukraine 2014).

Quoi qu'il en soit, tout se joue entre Washington, Moscou et Pékin qui lorgnent tous vers le Rimland voisin. L'Europe, l'Asie du Sud(-Est) et le Moyen-Orient sont devenues malgré eux le « champ de bataille » des grandes puissances continentales et maritimes. Il existe bien des courants qui cherchent à vouloir maintenir l'influence de leur nation sur le Rimland en entretenant une politique étrangère indépendante comme certains mouvements souverainistes anti-atlantistes en Europe, aux Philippines ou dans le monde arabo-musulman. Le projet évoqué par Trump de désengager les États-Unis du continent européen est du pain béni pour les défenseurs d'une défense européenne après des années de bandwagoning[3].

Conclusion

Cette convoitise fait du Rimland une potentielle zone de guerre. Zbigniew Brzeziński a qualifié le Rimland d’« arc of crisis[4] ». La guerre en Syrie et la lutte contre l'islamisme salafiste au Moyen-Orient que mènent actuellement les Russes et les Américains cachent cette rivalité entre le Heartland et les îles périphériques pour l’extension de leur sphère d'influence sur le Rimland

La crise ukrainienne en est aussi un exemple de convoitise géopolitique entre Moscou, Washington et Bruxelles. La Russie craignait de perdre l'accès à la Mer Noire et d'être flanquée par l'OTAN sur son flanc occidental. De son côté, l'OTAN voulait exploiter le sentiment anti-russe pour éloigner l'Ukraine de l’orbite russe et ainsi empêcher la Russie d’étendre sa sphère d’influence. L'élargissement de l'OTAN vers l’Est reste et restera probablement une pomme de discorde entre l'Occident et la Russie.

Si son élargissement vers l'Est est contestable et pourrait être qualifié d'imprudent voire impérialiste, l'OTAN est favorablement perçue par une majorité des populations et des gouvernements d'Europe centrale et orientale. En effet, à leurs yeux, l’Organisation leur garantit une protection contre les projets néo-impérialistes de leur ancien occupant[5]. 

Il aurait été peut-être plus sage, dès la chute de l'URSS, de laisser entre l'OTAN et la Russie une zone-tampon composée d’États indépendants, neutres, politiquement et économiquement stables et assez puissants pour pouvoir dissuader Russes et Occidentaux d’empiéter sur leurs territoires ou affaires intérieures. Peut-être aurait-il fallu favoriser un mouvement de pays non-alignés. Mais une telle organisation ne risquait-t-elle pas de plier face aux ambitions des grandes puissances étrangères ou de se laisser tenter par les promesses politiques et économiques de ces derniers[6] ?

Notes et références en bas de page : 
[1] Théorie géopolitique de Douguine qui préconise le contrôle de l'accès aux mers « chaudes » et des ressources naturelles. L'objectif est de créer un système multipolaire dans le système international et d’isoler les États-Unis à travers des alliances. 
[2] Conquérir le territoire ou bien les esprits des dirigeants et des habitants en vue de considérer la puissance continentale comme un pays ami. Le degré d'autonomie et de souveraineté des pays du Rimland varie. 
[3] Le bandwagoning est l'alignement d’États faibles à un État plus fort ou à une coalition. 
[4] BROWN Senom, The Causes and Prevention of War, Second Edition, New York : St. Martin's press, 1994, pp.60-61. 
[5] Les États baltes et la Pologne redoutent leur retour dans la sphère d'influence russe. Pour contrecarrer les ambitions russes, Varsovie et ses voisins se sont alignés à des États plus forts, comme les États-Unis. 
[6] L'Ukraine d'avant 2014 est un exemple, tout relatif, de pays neutre et non-aligné qui fit un choix, avec ses conséquences, entre les différentes convoitises dont elle faisait l'objet de le part des institutions occidentales (Union européenne et OTAN en tête), d'une part, et de la Russie, d'autre part.

Bibliographie : 
BROWN Senom, The Causes and Prevention of War, Second Edition, St. Martin's Press, 1994.
DOUGUINE Alexandre, Le prophète de l’eurasisme, Avatars Éditions, 2006.
LARUELLE Marlène, Russian Eurasism : An Ideology of Empire, Washington: Johns Hopkins University Press, 2012.
VEJUX Elie, Heartland, Rimland : quelle théorie pour l’espace maritime contemporain?, Les yeux du monde, [http://les-yeux-du-monde.fr/ressources/notions/23189-heartland-rimland-quelle-theorie], 7 décembre 2015.

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